Il n’y a qu’à traverser la Loire… Il est 16h30, la chaleur est moins sourdre, les reflets du
soleil se botrytisent doucereusement, imbibant les moindres recoins du paysage, tempérés par les humeurs du grand fleuve.
Je vais rejoindre sur le « parking » principal du village, délicatement escarpé, Eric Morgat, vigneron talentueux avec qui je me suis entretenu à propos du Chenin lors d’une dégustation thématique à la cave, et qui m’est apparu passionné, attentif et…philosophe vis-à-vis du chenin, comme s’il était en « quête » d’un Graal commun avec le cépage. D’ailleurs Eric en descendant de sa voiture apparait comme un Galahad tout à fait plausible : tonique, souriant, respirant l’incandescence…
Il me propose d’aller faire un petit tour dans ses vignes et ses parcelles environnantes, je le suis ! il nous faut une minute pour sortir de Savennières et pour entrer directement à Epiré, discrète petite commune d’où émergent la fameuse Coulée de Serrant, La Roche aux Moines, et bientôt, j’en ai la certitude, grâce au travail d’Eric, l’on pourra dire la « fameuse » Pierre Bécherelle vers laquelle nous nous dirigeons.
C’est un paysage de bocages escarpés, verdoyants, de chemins « empreintés » par les animaux, d’où quelque fois surgit une fontaine ou bien un puits, surveillés par une madone bienveillante. C’est après avoir bifurqué plusieurs fois, que la voiture d’Eric s’immobilise dans un chemin de terre ombragé, à coté d’une madone surveillant le passage (la fontaine Sainte Guenette) ; il sort, ouvre la barrière emboisée et fébrile, remonte et repart à l’assaut d’un sillage improbable jouxtant le pré, qui nous conduit abruptement et tonitruant jusqu’à la clairière de vignes fraichement plantées (depuis 4 ans déjà !) désignant « La Pierre Bécherelle ».
Je descends, le suis et me retrouve devant un panorama silencieux, remarquable, embrasant passionnément le fleuve et la rive qui lui fait front. Aridité et sérénité ne faisant qu’un en apparence, j’imagine la sauvagerie inconsciente du sous-sol et la bataille racinaire de la vigne, qu’elle doit impérativement gagner, afin d’en tirer la substance intrinsèque à sa subsistance. Cette synergie déployée dans ce que les peuplades amérindiennes nomment, à juste titre « l’Inframonde », ne doit pas oublier celle qui se déroule en « surface » entre le vigneron, la pluie, le vent, le soleil et l’araire !
Eric a ressenti ce potentiel « énergétique », planté sa vigne sur cette déclinaison qui nous rappelle celle des fameuses vignes Rhodaniennes de « cote-rôtie ». Il est, aujourd’hui, à la fois inquiet et impatient, d’où ce « feu follet », cette incandescence qui l’anime depuis plus de quinze ans à Savennières. En s’approchant d’un promontoire naturel sous l’un de ces arbres tricentenaires délimitant la parcelle, j’aperçois LA fameuse Pierre que nous surplombons!
Elle ressemble à un menhir gigantesque en deux parties distinctes, comme une ébauche à peine esquissée, « en devenir » d’une statuaire monumentale à l’image des « moaïs » de l’île de Pâques, gardien repentant et hiératique d’une Nature encore préservée ! Lorsque l’on respire ce lieu, l’on se dit que soit la Nature prend le dessus et l’Homme n’a rien à y attendre, soit les efforts et le pari d’Eric d’en substituer une infime quintessence par le biais de la vigne réussit et l’on touche au paradigme d’un inconnu libératoire, à une autre forme de cette « amertume austère » qui singularise le chenin en Savennières ! Retour au village et ces alentours jusqu’à sa maison entourée de jeunes vignes regardant « le moulin de la Roche ». Si les pierres apparentes sur la parcelle de La Pierre Bécherelle n’étaient pas des schistes gris et verts, (typiques du terroir de Savennières), celles innombrables affleurant les vignes de sa maison en son un exemple remarquable. Une véritable mosaïque de schistes sur une terre assez blanche, drainante, d’où s’élèvent les apex des jeunes vignes de chenin dont certaines constituent un nouvel axe ampélographique qui concorde bien avec l’éthique d’Eric (ceci fera l’objet d’un autre article!). Il récupère quelques flacons à déguster et nous partons vers son chai.
Une ancienne grange dotée d’une charpente magnifique est devenue l’entrée d’un chai où chaque barrique semble inscrire lentement et quelquefois en résonnance, (fermentation oblige), son histoire. L’odeur classique de bois aviné et humide inonde l’espace sombre et peu élevé. La première gorgée provient de l’une de ses bouteilles ; c’est un Anjou Blanc 2008, premier essai, première réussite…acidité, structure et gourmandise sont présents. Nous dégustons ensuite L’Enclos 2008, bientôt en Bouteille, et donc encore sur la réserve, mais tout à fait dégustable, car très proche du produit fini ! Incision minérale et tonique typique de l’AOC, sur une structure plus dense et dansante que 2007…nous nous approchons ensuite des barriques afin de prélever quelques « pipettes » de ce fameux millésime 2009, (qui, soit dit en passant, n’est pas le seul apanage de Bordeaux). Enfin, je vais pouvoir déguster les nectars de chacune des parcelles qui sont assemblées encore aujourd’hui pour former l’unique cuvée de L’Enclos.
Les chenins de La Roche aux Moines sont fuselés, épicés, denses et toniques ; les amers sont quelques peu domptés par les épices et l’élevage qui les soutient, à ce moment précis ! Mais quelle longueur…déjà lancinante ! L’Enclos 2009 sur fût me laisse sans voix ! C’est un nectar complet, tendu, ample, profond, frais en acidité et franc en amer ! Un superbe et noble « ressac » du Grand Fleuve, une vague majestueuse à la manière du grand peintre Hokusai. Si les équilibres se maintiennent de cette manière là tout au long de l’élevage, ce sera une très grande bouteille ! Les jeunes chenins prélevés de La Pierre Bécherelle sont déjà généreux en… singularité. Minéralité, acidité et amers des plus sauvages, arômes empyreumatiques dignes de l’inclinaison de la parcelle. C’est un vin en devenir, audacieux et anxieux simultanément, un terroir « autre » à préserver tel quel ! J’en fais part à Eric, car je pense qu’il a aujourd’hui « en mains » trois cuvées remarquables…il sourit, ses yeux bouillonnent, il doit penser la même chose, il va les tester, il se le doit comme tout alchimiste qui se respecte ! Car Eric Morgat sait qu’il y a une part d’inattendu dans le vin…attendue par lui seul ! Il sait que ces fameux amers de Savennières, s’écoulent régulièrement dans ses rêves, toute l’année et bien après la mise en bouteilles ! Il reconnait que ses attentes et ses goûts changent, évoluent et que les vins changeront avec lui. Si un phare gustatif semble le guider un moment, il sait qu’il se retrouvera bientôt au carrefour amer de l’incertitude…La sonnerie de son téléphone nous rappelle brusquement à « l’autre » réalité ; il est attendue par ses collègues pour une dégustation publique au village… salutations, consignes pour les prochaines commandes et back to the présent !
Je roule depuis deux heures sur l’A10, direction Paris. Le soleil et ses nuages de chaleur m’accompagnent sur la gauche, piquant droit sur l’horizon jusqu’à leur épuisement. Pendant quelques minutes ils me livrent en offrande gigantesque une étole soyeuse aux nuances colorées à l’image du Grand Chenin, avec cette faculté unique de pouvoir accélérer le Temps ; les premiers jaune-verts équivalant au jeune chenin embouteillé, deviennent rapidement orangés, citrine et topaze, comme un vieux chenin de Chaume, ou du Layon, pour enfin se fondre dans la nuit bleue… paradoxalement, le fait de rouler en tentant, comme toujours, de fuir le Temps, fait ralentir celui qui précipite le soleil ! J’aurais donc le temps d’une photo rassemblant le soleil, les Chenins ennuagés et la vitesse les conditionnant en un superbe ballet aérien !
A qui pourrais-je demander une plus belle fin de journée ?!